SEFARADES DE 1492

Contrairement à ce qu’on dit souvent les juifs qui ont quitté l’Espagne en 1492 ne se sont pas retrouvé à Livourne mais à Gênes. En effet Livourne n’est alors qu’un petit port de pécheurs et ne deviendra un port franc avec droit de commerce pour les étrangers qu’en 1587 (voir ici) sous l’impulsion du grand-duc Ferdinand Ier seulement un siècle plus tard donc. Les juifs levantins et conversos et juifs d’Espagne ne s’installeront à Livourne qui ne compte que 134 marchands juifs en 1601 qu’au XVIIè siècle. Le Hub trafic de la méditerranée des années 1492- 1592 est donc Gênes en lien avec les ports d’Espagne, Narbonne, le Liban, la Syrie, l’Egypte, et ses comptoirs à Salonique, Chio, en Tunisie… et la Corse à quelques encablures seulement plus au sud.

Joseph Ha-Cohen, né à Avignon en 1496  d’une famille originaire de Huete en Espagne et mort à Gênes en 1575, souligne la place centrale de la capitale ligure et de ses marins dans ce drame :

Tous les exilés de Jérusalem en Espagne quittèrent cette  contrée maudite le cinquième mois de  l’année 5252 [ c’est-à-dire en 1492], et de là se dispersèrent aux quatre coins de la terre. Les Juifs  s’en allèrent où le vent les poussa, en Afrique, en Asie, en Grèce et en Turquie.  D’accablantes souffrances et des douleurs aiguës les assaillirent, les marins génois les maltraitèrent cruellement. Ces créatures infortunées mouraient de désespoir pendant leur route : les musulmans en éventrèrent pour extraire de leurs entrailles  l’or  qu’elles avaient avalé pour le cacher et en jetèrent dans les flots. Il y en eut qui furent  consumées par la peste et par la faim.  D’autres furent débarquées nues par le capitaine du vaisseau dans des îles désertes.  D’autres encore vendues  comme esclaves dans le port de Gènes et les villes soumises à son obéissance.

Le premier bateau venu d’Espagne et rempli de juifs d’Espagne arrive à Gênes en 1478.

genova1493Gênes en 1493

De tous temps la Corse a été une terre d’exil et de refuge.

Gênes a délégué l’ administration de  l’île depuis 1453, à l’Office Saint-Georges (l’Officio ou Banco ou Officio di San Giorgio fondé en 1407). La banque publique de la Thalassocratie génoise qui règne sur toute la méditerranée via ses comptoirs est la plus puissante de l’époque. Elle finance les guerres de la couronne d’Espagne et les voyages de Colomb posséde sa propre armée et ses propres juges.

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Palazzo di San Giorgio sur le port de Gênes, siège de la banque publique de Gênes
(Office des compères de Saint Georges).

En cette même année 1453  la Banque prend le contrôle de Gazaria en Crimée (Gazaria, des fameux Khazars !) et en confie l’administration à la famille juive la famille juive Ghisolfi qui gérait les comptoirs de la Mer Noire.  Zacharias de Ghisolfi y est prince à partir de 1480. Un de ses descendants Simeone de Ghisolfi- le fondateur, sera même appelé même par le Tsar. Déjà à l’époque la Crimée est un enjeu stratégique d’accès à la mer Noire contrôlée par les Turcs pour la Russie dont la quasi-totalité de ses côtes, de Vladivostok à la Baltique, sont prises par les glaces une grande partie de l’année.  la Corse était un enjeu stratégique pour Gênes, nation marchande avant tout, qui contrôlait le commerce international mais répugnait aux conquêtes territoriales. Il fallait contrôler la Corse car quiconque (ex Turcs) aurait mis la main sur elle aurait été capable de conquérir Gênes et sérieusement inquiéter son commerce dans le détroit thyrénéen.

Bastia et l'ile d'Elbe

L’île d’Elbe vue de Bastia

L’Ufficio, banque où se trouvent de nombreux conversos contrôle les colonies du Levant et le commerce jusqu’en Mer Noire et au Cap de Bonne Espérance. Comme la banque Mendès au Portugal l’Ufficio va organiser le passage des juifs. Il faut avoir à l’esprit que la « banque » signifie non seulement les échanges de devises, les lettres de changes, le change des monnaies…  mais le réseau des marchands dans toute la méditerranée de l’époque où sont dispersés les juifs massivement après leur expulsion d’Espagne de 1492 et du Portugal en 1497.  Après 1492 les juifs sont donc arrivés en Corse de Gênes et Livourne à 120 km par la mer. Ils n’y trouveront pas de rabbins pour les ramener à la foi de leur père dans une île contrôlée par les franciscains.

Les hommes ont donc suivi les chemins des marchands mais aussi ceux des trafics (corail, armes…) comme les canons fabriqués par les juifs à Lerici près de la Spezia sur la côte Ligure transférés un à un vers la Corse en 1507 et  1508.

Combien de juifs arrivèrent en Corse et se fondirent dans la population? on ne le sait pas précisément. Pour la corse comme en Italie, les archives de Gênes et les documents notariés ne gardent que les traces des notables, médecins et marchands. L’arrivée de ces juifs venant d’Italie en Corse à partir de Gênes de 1430 à la fin du XVIème siècle puis aussi de Livourne, pour la plupart séfarades (d’Espagne en hébreu) est documentée dans les Archives de Gênes :

Le 31 octobre 1439, le doge et le Conseil des anciens de Gênes accordent à Thomas Places, Vivel Malva juif, Ribera Catalan, et Daniel Jordan tous quatre habitants d’Alghero (Sardaigne) un sauf-conduit général, valable six mois, pour se rendre à Bonifacio. Le brave Haïm Segol – ou Segal ? – (Vivel Malva, le mauve en hébreu) a donc dû arriver en juif à Bonifacio en 1439.

(Source : Antoine-Marie Graziani, Alain Venturini, Vistighe Corse. Guide des sources de l’histoire de la Corse dans les archives génoises. Époque moderne, 1483-1790, t. 1, vol. 1, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2009, p. 95. A.S.G. no 1691, 614 r-v.

Le 24 mai 1515 Les prottettori di San Giorgio, c’est à dire les dirigeants de la banque publique de Gênes, l’Office Saint Georges, envoient une lettre à l’Office en Corse demandent « d’autoriser le médecin Jacob, fils de Aron, de vivre à Bastia et dans d’autres places pour y pratiquer sa profession ».

(Source : Archives Secrètes de Gênes, Primi Cancellieri di S. Giorgio, busta 16, citée par Rossana Urbani e Guidi Nathan Zazzu, The jews in Genoa pg. 95)

Le 29 avril 1525 Pietri I dargo, un juif espagnol de Cadix témoigne au baptême du fils d’un médecin juif à Bastia.

(Source : Archives Secrètes de Gênes, Notaio Antonio Pastorino, filza 45 , citée par Rossana Urbani e Guidi Nathan Zazzu, The jews in Genoa pg. 96)

Le Notaire chancelier Giacomo Imperiale de Terrile écrit en février 1532 un document parlant de Benedetto de Murta, médecin à Bastia, « auparavant juif ».

(Source : Notaire-Chancelier Giacomo Imperiale de Terrile, liasse 44, 1532. Diversorum. Cité par Antoine-Marie Graziani, Vistighe Corse, guide des sources de l’histoire de la Corse dans les archives génoises, Epoque moderne 1483-1790, Tome 1, Volume 2, Editions Alain Piazzola, Archives départementales de la Corse du Sud, Ajaccio, 2004. Pg. 303.)

Dans une Missive du 7 mai 1686 le Doge en ayant informé le Collège rapporte que « Monseigneur De Mari, évêque de Bastia en Corse, parlant au nom du Pape, apprécierait que tous les juifs vivant encore à Gênes soient déportés. ».

(Source : Rossana Urbani et Guido Nathan Zazzu, The Jews in Genoa, t. II : 1682-1799, Studia Post Biblica, Leyde, Brill, 1999, pg. 509, document 1005.)

Storia du Vintimiglia la Nuova

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Dans le livre Mémoires juives de Corse, Didier Long a montré que la refondation de Porto-Vecchio en Ventimiglia la Nuova en 1579 était probablement le fait de marranes dispersés dans des villages de la côte Ligure. (voir ici

Par une requête du 14 novembre 1577 au bureau de la Corse de la Banque Saint Georges de Gênes (la banque publique), Pietro Massa, « arquebusier » en 1562 à Bonifacio pour le Sérénissime est devenu « barbier chirurgien » en 1570 … et à Giacobo Parmero proposaient d’emmener 167 familles originaires de la « riviera du ponant (de l’ouest) » à Porto-Vecchio pour y fonder une « colonie » génoise de cultivateurs et d’hommes d’armes. La raison invoquée de ce départ est la « préférence de ces chefs de famille pour un sort incertain plutôt que de vivre dans l’indigence en Ligurie ». Elle demandait en son point 22[1] : Che loro Signorie Illustrissime concedino a essi habitatori, che possino dar nome a esso luogo di Portovecchio, di Vintimiglia la nova. « Que vos Seigneurs illustrissimes concèdent à ses habitants de pouvoir nommer ce lieu de Porto-Vecchio, Vintimille la Nouvelle. ».

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Lettre de demande de Pietro Massa et Giacobo Parmero au Bureau de la Corse de la République de Gênes,d’envoyer 150 familles reconstruire Portovecchio (14 Novembre  1577 )
( Archives Secrètes de Gênes,Corse, n.g. 7 ) .

Le Gouvernement de Gênes édicta le 9 juillet 1578 vingt-six Capitoli (chapitres) [2], adressés à « Pietro Mazza et Giacomo Parmero » qui fixaient les conditions financières et militaires de l’expédition. A sa demande, Massa reçut le commandement de l’expédition, avec le titre de podestat, ayant des droits de justice. Et on envoya  167 familles, 460 personnes des deux sexes- une véritable armada !  pour fonder la Ventimiglia la Nuova, la Nouvelle Vintimille.

Le chapitre 3 : « Conditions détachées à ce territoire de peur de se quereller au sujet de ses frontières, et des terrains qui sont donnés gratuitement pour toujours » stipulait :

« Nous donnons, et accordons librement auxdits Pietro, Giacomo, et leurs compagnons et à leurs héritiers et successeurs : tous les terrains qui existent sur le territoire de Porto-Vecchio, à savoir la vallée de Pruno et Muratello, et San-Martino avec leurs frontières respectives, au lieudit de Porto-Vecchio de cultiver, et semer, mais sans préjudice de tiers. »

Cet imaginaire messianique de la Ville Nouvelle, a un volet humaniste et religieux. L’homme de la Renaissance vit avec le sextant et encore la Bible. On est alors persuadé de vivre des temps nouveaux de Rédemption. la Renaissance italienne imprégnée de kabbale chrétienne (Pic de la Miradole) et juive (toutes les confréries laïques de l’époque étudient la Kabbala). La Ville Nouvelle c’est la Jérusalem Nouvelle. Colomb fondera sur ce modèle la Nouvelle Espagne après avoir découvert le Nouveau Mondepersuadé dans ses récits de voyage d’être le « Prophète des temps nouveaux ».

Il écrit alors :

Notre Seigneur, me fit le messager du nouveau ciel et de la nouvelle terre dont il parla par la plume de saint Jean dans l’Apocalypse (Apocalypse  21, 1) après l’avoir fait par la bouche d‘Isaïe (lsaïe  65,17 -18 et 66, 22), et il me montra où ils étaient.

Le premier biographe de Colomb sera Agostino Giustiniani, un évêque de Nebbio Kabbaliste chrétien de la Renaissance et ami de Pic de la Mirandole.

[1] A.S.G., Corsica, n.g. 7

[2] A.S.G., Corsica, Decreti del Magistrato di Corsica, n.g. 1316

Sources de cette page : Didier Long, Mémoires juives de Corse, Lemieux Editeur 2016 :

mémoires juives de Corse