MARRANES

Clés

« La Corse fabrique des Corses »
(Edmond Simeoni)

Les marranes, anousim en hébreu : les « forcés »

Suite à la purification ethnique de l’Espagne opérée par l’Inquisition, un flot ininterrompu de milliers de personnes alimente la Méditerranée au départ de la péninsule ibérique de 1430  jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Joseph Hacohen raconte vers 1560 cette migration dans La Vallée des larmes :

En cours de route, cependant, les marins se sont dressés  contre eux, les ont suspendus avec des cordes, ont violé leurs femmes sous leurs yeux sans que personne ne vînt à leur aide. Ensuite ils les ont débarqués en Afrique et se sont débarrassés  d’eux sur une terre stérile et déserte qui semblait inhabitée. Leurs enfants ont demandé du pain, mais personne ne pouvait rien leur donner, et leurs mères ont levé les yeux vers le Ciel à ce moment fatidique.

« Venerunt in urbem nostram plures », « ils vinrent nombreux dans notre ville »  commente le doge Matteo Senaréga (1534-1606). La chronique s’émeut de ces gens faméliques et exténués qui furent convertis de force à l’arrivée des bateaux alors que « certains en étaient réduits à vendre leurs enfants comme esclaves ». Les juifs étaient dans Gênes mais à l’arrivée de la peste en 1793 seuls les médecins et marchands (Gênes avait besoin des juifs pour son commerce international) eurent l’autorisation d’y rester. Les autres, les pauvres, eurent le choix entre l’expulsion et les galères… Certains arrivèrent comme beaucoup de pauvres en Corse à partir des villes génoise que Gênes peuplait. cette proximité explique les liens entre « nationalistes » juifs et Corses à Livourne plus tard (Cf le roi Théodore et Paoli). Ils perdirent le sens de ce qu’il faisaient mais poursuivirent certaines traditions en secret.

A la différence de ceux qui arrivèrent à Salonique, Venise, Ancône et qui retrouvèrent le judaïsme aprés plusieurs générations vécues comme « nouveaux chrétiens », ceux qui arrivèrent en Corse ne trouvèrent pas de rabbins pour les aider.

Ibn Verga, écrit dans  le Shevet Yehudah (Le sceptre de Juda) en 1550 en Turquie :

Et parmi ceux qui étaient restés en Provence après l’apostasie, certains pratiquaient le judaïsme en secret, les femmes en particulier. Le cas des femmes était cependant dangereux, car on les interrogeait. Pourquoi allument-elles une lumière la veille du Shabbat ? Et de même quand elles apportent [chez elles] des verdures et toutes sortes de douceurs les vendredi soir à leur table ? Elles disent qu’elles ont vu leurs mères agir ainsi. (Salomon Ibn Verga. Sefer Shevet Yehudah. éditions Azriel Schochat. Jérusalem, 1947. pg 56.)

Fernando Cardoso (1603-1683) célèbre marrane, médecin du roi d’Espagne et ami de Lope de Vega, qui a fui à Venise pour devenir Isaac Cardoso du jour au lendemain à la stupéfaction des grands d’Espagne vers 1660 décrit cette lente amnésie :

« Chacun interroge son voisin, chacune interroge sa voisine, mais ces préceptes sont enseignés par des hommes et de femmes qui n’en savent pas beaucoup plus qu’eux.»

Spinoza, qui fait parti de la communauté portugaise d’Amsterdam est le prototype de ce marrane absolu. Il vit à l’époque de Rembrandt et de son ami Mannasé Ben Israël . Ce dernier vient d’une famille de conversos marranes depuis trois générations, dont le père avait fui les buchers de l’Inquisition. Menassé va « tomber le masque » à Amsterdam et ramener au judaïsme de nombreux marranes… un  siècle et demi plus tard ! Comme le montre Heinrich Graetz « La Hollande, ennemie de l’intolérance et du despotisme, assura aux Juifs portugais la liberté religieuse. Par contre, les Juifs aidèrent la Hollande à guérir les maux que sa lutte contre le roi d’Espagne avait attirés sur elle, ils lui fournirent les capitaux qui lui permirent d’enlever au Portugal, allié de l’Espagne, le commerce des Indes et de créer au delà des mers ces grandes compagnies qui firent sa richesse. Les accointances secrètes des Juifs portugais avec les Marranes établis dans les Indes favorisèrent également les entreprises dès Hollandais. »… c’est exactement ce que fit Paoli en Corse à l’époque des Lumières…

L’âme marrane

On trouve de nombreux témoignages de marranisme, c’est à dire d’usage juive qui ont perdu leur explication en Corse. Celui-ci prend la forme de rites juifs intégrés dans les traditions corses ou tout simplement de rites juifs pratiqués comme tels mais cachés. La mémoire juive s’est perdue sous des rites chrétiens ou corses mais l’usage reste.

Le livre de Yirmiyahu Yovel, de Princeton, qui  a enseigné à l’université de Jérusalem et à la New School University de New York publié sous le titre original : The Other Within («l’Autre dedans») et publié en France sous le titre : L’aventure marrane : Judaïsme et modernité. (2011)  analyse la subjectivité marrane.

On ne peut, surtout en Corse où cette tradition est cachée, établir une histoire des marranes en se contentant de l’histoire documentaire. Celle-ci est nécessaire mais elle montre vite ses limites. Il faut aussi interroger la tradition orale, les usages familiaux, la cuisine et les traditions populaires.

Yovel décrit le processus identitaire marrane, le fait que ces « nouveaux chrétiens » ont recomposé au fil des générations une identité complètement nouvelle, par fidélité à leurs racines juives. Il réfléchit sur l’« autre intérieur », l’identité multiple, la subjectivité scindée, l’illusion de l’identité homogène. Yovel montre qu’il reste de nombreux marranes, et pas seulement à Belmonte au Portugal.

Yovel montre comment ces conversos qui, chassés par les religions se sont investis dans ce monde sont des précurseurs de l’âge moderne.  Il affirme que la sécularisation moderne est le fruit de l’indifférence au judaïsme comme au christianisme de certains d’entre eux et de l’importance accordée aux « choses de ce monde »…  il décrit « un discours ironique et des modèles de communication clandestine fondés sur l’allusion et le double langage ». Certains choisissent le couvent ! comme Thérèse d’Avila… La subjectivité religieuse moderne, l’intériorité, sont les fruits de ce marranisme moderne, de cette identité intérieure cachée. Nombre d’auteurs de romans picaresques, Cervantès, Montaigne sont des marranes.

Ainsi que l’écrit Yovel :

« L’Autre juif, qui s’était auparavant confronté du dehors à la société chrétienne, en était désormais une composante interne, sans avoir rien perdu de son altérité, ni vis-à-vis de la société qu’il accueillait ni souvent dans la perception qu’il avait de lui-même»

La foi marrane ou moderne, car il s’agit bien là de l’affirmation du prima de la personne sur l’institution, est une foi intérieure qui se méfie de tout pouvoir surtout ecclésiastique. Elle rejoint l’indépendance religieuse des Corses déjà notée par Boswell ami de Paoli dans sa Relation de l’Isle de Corse, journal d’un voyage dans cette isle en 1769 :

Boswell

Il est probable que ce marranisme explique une certaine tradition du secret en Corse, de la clandestinité, un certain humour ironique aussi. Ecoutez donc cela  :)))  :

 

Cuisine marrane

On retrouve en Corse des traces de ces infiltrations juives d’Espagne jusque dans la cuisine.

Campanile corse

Par exemple le Campanile ce gâteau de Paques appelé « cacavellu » dans le sud de la Corse, une tresse avec un œuf enserré dans la pâte avec un croisillon. La légende en Corse raconte qu’on offrait les œufs de cette pâtisserie aux enfants pour symboliser la vie et l’espoir. La tradition est restée, mais aujourd’hui, les œufs posés sur les cacavelli sont soit consommés par les enfants, soit utilisés lors de la merendella, le pique-nique du lundi de Pâques (dont voici la recette corse)

campanille
Culeca espagnol

…Ce gâteau vient en réalité d’Espagne où il est appelé « culeca » et offert à Pâques (photo ci dessous et ici la recette espagnole).

culeca 2

Pain de Pourim séfarade

On le retrouve bizarrement…. dans les communautés juives du Maroc. Ce pain de Pourim (la fête des enfants et d’Esther la juive « cachée » comme son nom l’indique en hébreu devenue la protectrice des marranes) des juifs séfarades. C’est pain est un incontournable de la fête de Pourim. Voici ci-dessous ces pains de Pourim juifs, et ici la recette  et un autre témoignage ici :

Pain de pourim

Comment ce gâteau juif arriva-t-il en Corse ? Il arriva probablement avec les marranes venus d’Espagne via Gênes puis Livourne. On le voit bien, il est associé à Paques ou Pourim qui a lieu peu aprés. Et toujours avec une idée de vie, donné aux enfants. Quel en est le sens juif  originaire ?

La vie en puissance

Un jour, aprés avoir remarqué un œuf posé dans de la farine sur la table lors de la fête de la mimouna (photo) qui rompt le jeune des azim de Pessah (pains sans levain consommés pendant 7 jours à Paques) nous avons demandé la signification des oeufs dans la farine ou le gâteau à un rabbin (le Rav Haïm Harboun).

mimouna

Voilà ce que nous répondit cet homme né dans le Mellah de Marrakech très au fait de toutes ces traditions :

« Le dernier jour de Pessah s’appelle en araméen « Yoma dimchi’ha » en Hébreu « yom hamachiah » nous lisons le chapitre 11 du livre d’Isaïe qui traite du Messie. Mais le problème est que le jour du Messie est précédé par » Hévlé Machiah » qui signifie les souffrances à la suite de la venue du Messie. Pour échapper à ces souffrances les Juifs du Maroc ont institué la « Mimouna » mot arabe qui signifie « la chance ». Au Maroc les juifs étaient particulièrement superstitieux et la peur de la souffrance les pétrifiaient. On a donc réservé le dernier jour de Pessah pour se persuader qu’on a de la chance et qu’on échappera à la souffrance du Machia’h. Pour donner corps à cette croyance il fallait la matérialiser par des symboles. L’oeuf symbolise une vie en puissance. Chaque oeuf peut devenir un poussin. La farine symbolise la vie : un oeuf dans la farine cela veut dire que la chance ne reste pas en puissance mais qu’elle se manifeste dans la vie l’oeuf = vie en puissance la farine= vie manifeste. » Rabbin Haïm Harboun

L’Ocjhiu

L’ochju, Ain ‘hara en hébreu le « mauvais oeil » qui est le pendant de la mauvaise langue (lachion ‘hara) est le péché par excellence dans la tradition juive, puisque la médisance permet de tuer à distance.En Corse, la tradition populaire donne à des amulettes de corail rouge le pouvoir de repousser le mauvais oeil jeté par une personne envieuse. Ce mauvais sort atteindrait particulièrement les personnes que l’on félicite. Les bébés étant les plus vulnérables, la coutume est de les protéger par une main en corail rouge. La main de corail se donne, en général, à la naissance, dans le berceau.

La tradition du mauvais oeil juive s’est transmis à tout le monde méditerranéen… cependant le corail était péché en Corse et exploité par les juifs qui le taillaient pour revenir en corse contre des armes… Cet usage remonte à Pascal Paoli. (Cf lettre de Boswell).

corail2

Ce n’est pas seulement le fait que le « mauvais oeil » se retrouve chez les juifs et en Corse (mais aussi chez les arabes!) qui est étonnant mais que juifs et les Corses utilisent les mêmes amulettes de corail. Voici ce qu’on peut voir au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris (source : Isabelle Martinetti) :

Amulette

 

Les chrétiens kabbalistes de la Renaissance

Toute cette tradition née à la Renaissance se déroule sur fond d’hébraïsme chrétien en Corse :

Nebbio